Réservée –comme
les trois jours qui suivront– aux
avocats des inculpés, la matinée
du lundi 12
novembre va débuter
très fort. Car, pour chacun
des sept prévenus, la défense
va présenter des éléments
biographiques et politiques suffisamment éclairants
que pour démonter prestement
les plus grossières accusations
montées par le Ministère
public. Jan Fermon, défenseur
de Musa Asoglu, reviendra ainsi sur
ce qui aurait dû être,
dès le départ, la considération
centrale de ce procès :
juger les faits s’étant
déroulés en Belgique
et nulle part ailleurs. Aucun des inculpés,
comme le prouve à suffisance
le dossier pénal, n’est
en effet impliqué dans des actes
ayant eu lieu en Turquie. «Nos
clients ne sont pas poursuivis pour
des délits de violence mais
le ministère public semble volontiers
les y associer». En réalité,
depuis le début de l’affaire,
l’évidence s’impose
d’elle-même: la volonté du
Procureur fédéral n’est
pas de sanctionner les prévenus
pour des infractions individuelles
qu’ils auraient soit disant commises
ici. Non, son intention est de les
condamner solidairement pour des méfaits
mis à charge du DHKP-C en son
entier.
Paul
Bekaert (l’avocat de Fehriye
Erdal) dénoncera également
un des vices rédhibitoires constamment
utilisés par le Parquet : évoquant
la question de la saisine, il contestera
(comme à Bruges puis à Gand)
l’évocation –par
Johan Delmulle– de faits antérieurs à la
période d’incrimination
(une tactique chère au Procureur
fédéral pour tenter de
déconsidérer les accusés
aux yeux des juges du siège).
Puis
c’est au tour de Ties Prakken
(qui défend les deux prévenus «invisibles» du
procès, Zerrin Sari et Dursun
Karatas). L’avocat hollandaise
va ainsi commenter en direct les images
d’un court documentaire projeté,
séance tenante, sur grand écran.
Ce film didactique est, comment le
dire autrement, d’une belle efficacité:
il présente, sans tralala,
les divers secteurs de la lutte légale
et démocratique impulsés
en Turquie par le Front Révolutionnaire
de Libération du Peuple (DHKC)
au cours des dix dernières années ;
zoome sur des assemblées populaires
(sorte de Parlements alternatifs, où les
petites gens des faubourgs d’Istanbul
rédigent des cahiers de doléance,
organisent l’auto-administration
de leur quartier ou décident
de mobilisations protestataires); suit
des diffuseurs de la presse du mouvement;
montre l’implantation de l’organisation
dans le secteur syndical; fait découvrir
la militance sur le front culturel,
les secteurs de la jeunesse et des
femmes; ou la solidarité avec
les centaines de détenus et
leur famille (à travers l’organisation
TAYAD). Plus: l’organisation
de manifestations pléthoriques
en Turquie. Plus: le succès
public des grands concerts du groupe
musical Yorum drainant, à chaque
prestation, des milliers de supporters…
Final à la journée du
lundi ? L’intervention exemplaire
de M. Asoglu. Pour insister sur l'attachement
du DHKC à la lutte légale.
Y compris sous le régime dictatorial
imposé par la junte militaire
avec le coup d’Etat du 12 septembre
1980 –quand, à travers
des luttes terriblement difficiles,
avait été obtenue la
reconnaissance des organisations syndicales,
ou la création de l’association
des familles TAYAD...: grâce
au caractère populaire du DHKC
et au rapport de forces que les diverses
composantes de la gauche radicale avaient
pu créer, l'Etat turc aura finalement été obligé de
tolérer nombreuses de leurs activités.

Mardi,
les choses les plus inattendues se
devaient d’arriver :
elles se produiront et personne n’en
sera déçu –à l’exception
du Procureur Delmulle et de Kris Vinck,
porte-parole de la partie turque. Tout
va d’abord commencé par
un court historique du DHKP-C tracé par
T. Prakken. Lui succèdera l’avocat
Raf Jespers, qui va méthodiquement
dézinguer les incriminations
inventées par J. Delmulle :
celle de participation à une
association de malfaiteurs «à visée
terroriste», et l’accusation
d’organisation criminelle que
les prévenus auraient constitué et
dirigé. «Le Procureur
n’a jamais démontré,
de quelque manière que ce soit,
l’intention des accusés
d’attenter personnellement aux
biens et aux personnes en Turquie.
Qui plus est, cela ne correspond pas à l’idéologie
du DHKP-C dont le seul but est de défaire
le fascisme en Turquie et y faire respecter
les droits de l’Homme».
De surcroît, l’association
de malfaiteurs «à visée
terroriste» n’a aucune
consistance juridique dans le Droit
belge «car le délit
d’association de malfaiteurs
contre un Etat n’y existe pas.
Vous saisissez ce que je dis ?»… Sur
ce, les juges demandent une suspension
d’audience pour convenir que
les incriminations initiales A et B
doivent absolument être amputées
de leurs treize derniers mots («Avoir été l'instigateur
d'une association ayant pour but de
commettre un attentat sur des personnes
ou des propriétés [ou
d'en avoir fait partie en tant que
chef ou d'y avoir commandé de
quelque manière que ce soit] –l'association
existant par l'unique fait de la constitution
de cette bande, ayant pour objectif
de commettre des attentats sur des
intérêts de l'Etat turc»…!
Pause. Il est 12 heures et quelque.
L’après-midi, Ties Prakken
remet ça pour dénoncer
l’efficacité fort relative
des témoignages anonymes (une
personne, résidant dans le même
immeuble de la Zeedijck à Duinbergen,
assurait ainsi avoir identifié avec
certitude le dénommé Karatas
et confirmé sa présence
indubitable dans la résidence Belle
Rive)… En guise de contre-exemple
confondant, Prakken revient sur un
incendie criminel, ayant eu lieu aux
Pays-Bas, contre un immeuble abritant
des ressortissants d’origine
turque. Des appels anonymes à la
police hollandaise, maintes fois répétés,
en avaient attribué la responsabilité à des
tiers. Après une enquête
des plus minutieuses, il s’avéra
que c’était l’auteur
des accusations anonymes en personne
(membre de la famille sinistrée)
qui avait lui-même bouté le
feu. Entre-temps, un journaliste proche
de l'ambassade turc en avait profité pour
orienter les pistes vers le PKK…
Autre
coup de théâtre bienvenu?
Prakken qui, une nouvelle fois, revient à la
charge afin d’obtenir (c’est
absolument son droit) copie de certaines
pièces figurant au dossier pénal
(des coupures de presse, des communiqués
en turc) qu’on n’avait
jamais voulu transmettre aux avocats –suite à l’obstruction
systématiquement déployée
par Johan Delmulle. Que fait le Président
Libert ? Il demande sur-le-champ à Musa
Asoglu de consulter le dossier et c’est
ce dernier qui indiquera au premier
juge les pièces les plus intéressantes à transmettre à la
défense…
Décidément, qui a tout
vu n’a encore rien vu !
Jean FLINKER
|